Qu’est-ce qui est à l’origine de votre film ?
➞ En 1998, encore étudiant, je tourne dans le cadre d’un exercice la première séquence de ce qui deviendra mon premier film : une réunion d’ouvriers nettoyeurs du métro en grève. Immigrés, exerçant un métier difficile et peu considéré, la lutte les transformaient, les sublimait et même si leur situation ne laissait présager que peu d’espoir, se dégageait d’eux une force indéniable. Ils prenaient leur revanche, ils étaient fiers. Je suis resté très marqué par cette expérience.
Dix ans et quelques films plus tard, lors d’un tournage à Buenos Aires, j’apprends l’existence d’un abattoir autogéré, récupéré par les ouvriers après une longue lutte. C’est là que naît le projet du film « Sangre de mi sangre », en écho à cette première expérience.
En tant que réalisateur, j’étais très attiré à l’idée de filmer un abattoir mais aussi un peu effrayé. Je me demandais si j’allais tenir le coup. Je pense que la peur a souvent été pour moi un facteur déterminant pour me donner l’impulsion nécessaire à m’embarquer dans la réalisation d’un film. Dès ma première visite, j’ai été totalement subjugué par la force esthétique du lieu. J’ai eu le sentiment qu’à travers la représentation de l’abattoir et de ceux qui y travaillaient pouvait se créer une sorte de dualité entre l’image d’un métier qui dérange - boucher dans des abattoirs - opposée à un système d’organisation du travail - l’autogestion - qui fait plutôt rêver car il porte en lui une sorte d’idéal révolutionnaire.
Quelle est l’histoire particulière de l’abattoir ?
➞ L’histoire de l’abattoir et de la lutte de ses travailleurs pour le récupérer est liée à la situation particulière de l’Argentine, à la crise économique de 2001 et au mouvement social qui a suivi. C’est à ce moment-là que certains travailleurs d’entreprises déclarées en faillite ont occupé leurs lieux de travail. Ils ont relancé les machines et des lois ont permis de légaliser ces expropriations. L’abattoir de Bahia Blanca a fermé en 2005, laissant les travailleurs licenciés sans indemnités. Dénonçant une faillite frauduleuse, trente d’entre eux ont décidé d’occuper l’entreprise. Ils montent la garde jour et nuit pour protéger les machines, ne pas être délogés, tout en faisant des démarches en justice. Après plus de deux ans, pendant lesquels ils ne perçoivent pas de salaire, ils ne sont plus que dix-huit à obtenir enfin l’autorisation légale de récupérer l’abattoir. Ils ont alors commencé à embaucher parmi leurs proches. C’est pourquoi il y a beaucoup de pères, fils, neveux et cousins qui travaillent ensemble. Aujourd’hui ils sont quatre-vingts à y travailler.
Comment avez vous construit la narration de votre film ?
➞ Lors de mon premier voyage j’ai très vite rencontré Tato et les membres de sa famille qui m’ont littéralement accueilli chez eux, et qui sont devenus peu à peu les personnages principaux du film. La durée du tournage s’est échelonnée sur une période de quatre ans. Quatre ans pendant lesquels se sont noués des liens très forts entre nous. C’est en les filmant dans leur quotidien, au travail et dans leur intimité que j’ai eu le sentiment que je touchais à quelque chose de fondamental. Ce que j’ai ressenti de manière instinctive et qui s’est peu à peu précisé au tournage et au montage c’est cette forme de résonance entre les différents groupes sociaux : le couple, la famille, les travailleurs de l’abattoir, la vie paroissiale et comment l’individu de par son appartenance à tous ces ensembles est multiple : croyant, travailleur, en couple, fils, père, oncle... Tous ces ensembles s’articulant autour de la figure du sang : le sang des bêtes qu’on tue, qu’on mange, le sang du Christ, le sang mapuche de la famille, celui qui coule dans nos veines et celles de nos enfants... C’est dans cette dialectique entre les différents groupes et ensembles, et comment les situations, les préoccupations, la symbolique se répondent les unes aux autres, que s’est définie la géographie du film.
J’ai pris le parti de laisser hors-champ, l’histoire de la lutte passée et de raconter au présent le quotidien de travailleurs dans une structure où les décisions sont prises collectivement. On a souvent tendance à idéaliser ce type d’expérience et je trouvais intéressant d’en montrer la complexité. Prendre des décisions en commun n’est pas chose aisée et l’autogestion au quotidien, c’est se réunir, discuter, convaincre... C’est un difficile investissement en temps et en énergie. D’un côté, les ouvriers se sentent plus investis dans leur travail, mais d’un autre cette implication est aussi source de stress, d’embrouilles, d’autant qu’ils sont confrontés au même problème que dans n’importe quelle entreprise, qu’il s’agisse de problèmes liés au marché même - la concurrence, les mauvais payeurs - ou aux problèmes internes à l’entreprise : absences, retards... Et c’est à eux de gérer tout ça entre eux. Et même si en théorie tous les fondateurs ont le même poids, on voit aussi que certains ont plus de pouvoir que d’autres.
Comment s’est passé le tournage ?
➞ Depuis quelques années, je tourne seul. C’était au départ un choix économique, mais c’est devenu une manière de faire. Cela me permet d’être en immersion totale, de vivre et de partager énormément avec ceux et celles que je filme. Mais cela a aussi ses limites, le plus dur est de ne pouvoir parler à personne sur le moment de ses doutes sur le film en train de se faire. Souvent, en début de tournage, la personne qu’on filme pense qu’on attend d’elle qu’elle joue un rôle et elle en fait trop. Quand j’ai commencé à filmer Tato et sa famille, ils commentaient tout ce qu’ils faisaient. Je ne leur ai pas dit « faites comme si je n’étais pas là », mais je leur ai demandé de ne pas se sentir obligés de me parler quand je tournais. Et puis, peu à peu, on a trouvé une manière de faire qui nous convenait et c’est devenu comme une sorte de ballet entre eux et moi, où chacun trouvait naturellement sa place.
Avec le temps, s’est installée entre nous une connivence très forte. Du coup, sans vraiment les diriger, nous avons pratiqué ensemble une forme de mise en scène, même si le mot est sans doute un peu fort.
Le film a une esthétique singulière, comment avez-vous travaillé ?
➞ Pour l’image, on a essayé de réduire l’effet vidéo pour donner une texture plus granuleuse au film. En terme de couleur, on a augmenté les contrastes et donné une teinte générale un peu sombre. C’est une étape très importante pour moi car je voulais donner une esthétique affirmée au film et m’éloigner du naturalisme. Pour le son, le montage a permis aussi de s’éloigner de la captation brute du réel. Nous avons entre autre beaucoup travaillé sur les ambiances à l’intérieur de l’abattoir. C’est impressionnant comme le son de ces scènes est maintenant extrêmement riche mais aussi en un sens différent du son « réel » de l’abattoir. Pourtant, lors des projections que j’ai faites sur place, aucun des travailleurs ne s’est rendu compte de rien !
J’utilise très rarement de musique extradiégétique dans mes films et c’est pour moi un choix très délicat. Frank Williams a une grande sensibilité et le thème de Paris Drama accompagne cette sensation de mélancolie autour du temps qui passe et de l’inexorabilité de notre propre fin que je voulais donner au film.