2022

Gagner sa vie

un film de Philippe Crnogorac écrit avec Pascale Maria
1 h 29 min
Production : ISKRA - IRD - ZORBA - Vosges TV en association avec Arte France - La lucarne
Langue : Espagnol
Image : Couleur
Son : Stéréo, 5.1
Format : Fichier numérique, DCP
Versions disponibles : VFR, VENG, VESP

Marta et Karina ne sont ni des victimes, ni des égéries du droit à se prostituer. Leur parcours exceptionnel dit l’ambivalence de la prostitution et la complexité des vies humaines où rien n’est écrit d’avance.

Dans l’effervescence d’un bar à hôtesses sans luxe d’une ville de Bolivie, Marta et Karina se prostituent pour inventer leur avenir. Face à l’injustice, Marta l’a décidé, elle deviendra avocate. Entre les passes, bravant les obstacles et les doutes, elle poursuit son rêve sans renier son amitié avec Karina, confrontée à la violence. Dix ans plus tard, alors que la vie des deux femmes a bifurqué, leur relation prend un tour nouveau.

Les intentions des auteurs

- Comment est né « Gagner sa vie » ?

Philippe :- En 2007 lors de notre précédent documentaire, « La Tentation de Potosi », nous avions tourné une scène avec Marta et Karina dans le bar où elles travaillaient. Pascale les connaissait bien ; elles s’étaient liées lors de sa recherche comme ethnologue sur la prostitution en Bolivie. Nous avons partagé de longs moments, chez elles, avec leurs enfants. Des temps du quotidien, presque banals. Elles riaient beaucoup et se demandaient, provocatrices, si je ferais un bon client. Je n’avais jamais côtoyé de prostituées. J’ai découvert leur monde, pour moi inconnu. J’étais fasciné en même temps que je ressentais un certain malaise. Mes préjugés se sont heurtés à une réalité que je n’attendais pas. En même temps, j’avais du mal à les considérer comme des femmes complètement comme les autres.

Mon envie de les connaître mieux a rencontré le désir de Marta et Karina de témoigner de leur expérience. J’ai commencé à les filmer sans idée précise de ce qu’allaient devenir ces images. Quelques jours plus tard, la population s’est attaqué aux établissements de prostitution et nous avons filmé Marta prendre la défense de ses collègues face aux autorités. Quelque chose a fini de s’enclencher. Alors, quand Marta et Karina ont décidé de reprendre des études, ça a été comme une évidence d’accompagner au long cours ce saut vers l’inconnu, le parcours de ces deux femmes qui étaient devenues à mes yeux des personnages romanesques. Rien ne laissait alors présager que Marta allait devenir avocate, ni même recevoir son diplôme. C’est au gré de ces événements inattendus que ce que nous avions imaginé comme un film sur le travail du sexe est devenu le récit de leurs parcours sur dix ans.

Pascale :- Donner à voir le quotidien de femmes qui se prostituent est un moyen de rendre tangible que leur marginalité se situe d’abord dans notre regard. Si le film avait commencé par l’image de Marta dans son cabinet d’avocate, personne n’aurait soupçonné qu’elle s’est prostitué durant des années pour en arriver là. Pourtant, on a souvent l’idée que les prostituées sont des femmes à part, qu’il y a quelque chose en elles d’intrinsèquement différent.

Le choix de filmer Marta et Karina vient aussi de leur position particulière. Elle permet d’aborder le travail du sexe quand il ne se confond ni avec la traite, ni avec ses formes les plus coercitive. Dans le bar à hôtesses, Marta et Karina pouvaient refuser certains clients, certaines pratiques, elles négociaient avec les clients leurs bénéfices. Puis, une fois installées à domicile, elles ont pu dormir la nuit, vivre en famille et, entre deux clients, se consacrer à leurs études. Cette relative liberté met à l’épreuve notre regard sur la sexualité vénale : que nous provoque d’entendre Marta et Karina présenter leur activité comme presque ordinaire ? Que penser du fait de se plier aux désirs des hommes dans l’espoir d’une vie meilleure ? Dans quelles conditions la prostitution est-elle moins insupportable ? Ces questions sont au cœur des débats actuels sur le travail du sexe. Au-delà, la prostitution est un miroir grossissant des rapports entre les hommes et les femmes, l’argent et la nécessité de gagner sa vie.

- Quels sont les enjeux de suivre deux femmes sur dix ans ?

Pascale :- Le film offre l’opportunité rare d’accompagner la vie en train de se faire. Il faut du temps pour sortir de l’exceptionnel et saisir la place de la prostitution dans des histoires de vie et qu’il n’existe pas de « destin prostituée ». Il faut aussi du temps pour comprendre les enjeux sociaux au-delà des péripéties individuelles.

On comprend dans le film que la violence que subissent Marta et Karina n’est pas simplement due à « pas de chance » ou à de mauvaises rencontres. Cette violence est celle de la pauvreté qui touche particulièrement les femmes, celle des fonctionnaires d’Etat qui refusent de protéger les prostituées, de la société qui les prend comme boucs-émissaires, bref d’un système inégalitaire, machiste et d’une certaine morale. En Bolivie, les pouvoirs publics supervisent l’exercice de la prostitution, tout en refusant de donner aux personnes qui l’exercent le statut de travailleurs et travailleuses, à la différence de certains pays européens comme l’Allemagne ou la Hollande. Comme en France à l’époque des maisons closes, ils délivrent des licences aux établissements et soumettent les prostitué.es à des visites médicales obligatoire. Quand on voit Marta et Karina se rendre dans le centre de santé alors que la police refuse de les défendre, on comprend que ce qui importe c’est la santé des clients, pas la vie des femmes.

- Les trajectoires de Marta et Karina sont quand même particulières…

Pascale :- Karina et Marta ne sont pas évidemment pas représentatives de toutes les prostituées. Aucune femme ne peut prétendre l’être. Et la réussite de Marta n’est pas le lot commun, même si en Bolivie comme ailleurs, de plus en plus d’étudiantes se prostituent. Plus généralement cependant, les travailleuses du sexe boliviennes utilisent leurs revenus pour faire vivre leurs familles et se constituer un capital, pour monter un commerce, acheter un terrain, construire une maison... Face à la singularité de Marta, Karina offre donc un contrepoint qui évite l’écueil de l’exemplarité d’un seul personnage.

- D’où l’importance d’avoir filmé la relation entre les deux femmes…

Philippe :- Effectivement, ce film est aussi l’histoire d’une amitié. Marta et Karina se sont connues il y a plus de 15 ans, dans les bars où nous les avons rencontrées. Leur âge, leur caractère, leur manière d’aborder la vie et la prostitution sont différents. Mais elles se sont construites ensemble, dans un milieu où il ne fait pas bon être seule.

Quand Marta devient avocate, la présence de Karina prend une autre dimension. Face aux client.es, Karina est d’abord celle qui sait, celle qui relie Marta à son passé, le témoin de son parcours. Elle partage avec nous ce secret. Et, quand Marta prend la défense de Karina, elles prennent ensemble leur revanche contre les injustices.

- Comment s’organise un tournage sur 10 ans ?

Pascale :- Nous n’avons pas préalablement décidé d’un nombre de tournages, ni de leur durée. Nous avons juste proposé à Marta et Karina de les filmer à différents moments de leur vie. Le film s’organiserait comme une succession de rendez-vous, en fonction des évènements et de leurs disponibilités. Au final, entre 2007 et 2017, nous avons tourné durant quatre période de plusieurs semaines. Afin de préserver une intimité, nous n’avons tourné que tous les deux : Pascale prenait le son pendant que je filmais.

Philippe : - Filmer sur dix ans implique de jouer visiblement avec les ruptures et les continuités. Les corps se transforment, les apparences aussi, les enfants grandissent… Karina maigrit, les gros pulls de Marta cèdent place à un tailleur... En même temps des éléments, des gestes, reviennent tout au long des différents tournages tout en prenant un sens différent au fur et à mesure que le temps passe : les séances de vernissages des ongles de Marta deviennent plus sobres, la passion du tricot de Marta gagne Karina puis son fils, la sonnerie caractéristique du téléphone de Marta qui recevait les appels des clients de la prostitution reçoit aujourd’hui ceux de son cabinet d’avocate, …

A chaque étape correspond aussi une manière de filmer et d’être en relation avec elles. Lors de nos premières rencontres, Marta se cache sous sa perruque de travail. Le film évoque alors les aspects les plus attendus de la prostitution : la dissimulation, la nuit, l’alcool, l’alcool... Puis les masques tombent. Le personnage de la prostituée s’éloigne.

Lors du deuxième tournage, la rencontre devient un face à face dans l’intimité de la pièce où Marta et Karina reçoivent leurs clients. Le film saisit alors la prostitution de l’intérieur, dans l’extraordinaire banalité d’une chambre à coucher. Nous y avons partagé de longues heures à attendre que le téléphone sonne. Lorsque le client arrivait, nous devions nous éclipser rapidement dans la cuisine adjacente. Entre deux passes, leurs commentaires sur leur activité et sur les hommes ne sont donc pas des paroles hors contexte, elles s’inscrivent dans un temps narratif qui fait sens pour le film et pour elles.

Lors du dernier tournage, plus besoin de mots, de questions, d’explications, pour comprendre ce qui se joue pour Marta et Karina dans le foisonnement du cabinet d’avocate. Saisir Marta en train de vivre sa nouvelle vie, avec ses nouveaux clients, suffit à raconter sa métamorphose et les enjeux de ce fascinant dénouement. Ce qu’elle sait que nous savons d’elle et de son passé, mais qu’ignorent ses interlocuteurs, installe la caméra dans une complicité.

Le fait que le téléphone qui reçoit les appels soit toujours allumé rappelle que le film n’est pas une parenthèse dans leur vie. Même lorsque nous tournions à huis clos avec Marta ou Karina, nous n’étions jamais seuls ; le téléphone reliait le tournage au monde extérieur et à la temporalité de la prostitution.

- Pourquoi ces femmes qui vivent dans le secret ont-elles accepté de se montrer dans ce film ?

Pascale :- Le fait que nous nous connaissions de longue date et que Marta et Karina connaissaient mon travail d’ethnologue a évidemment aidé. Mais un film expose beaucoup plus qu’un ouvrage scientifique. Et nous avons eu de longues discussions avec Marta et Karina sur le fait de les filmer à visage découvert et les conséquences pour elles, leurs enfants, et tous ceux qui dans leur entourage connaissent leur activité mais se rangent derrière le secret. Nous avons compris que pour elles, se dévoiler par un film est évidemment très différent que d’être fortuitement découverte mais aussi de dire « j’ai été » ou « je suis prostituée ». Un film est l’élaboration d’un récit, une écriture qui met une forme et, en même temps, permet une distance. Marta et Karina ont participé à ce récit élaboré. Elles ont par exemple grandement contribué à éloigner le spectre du pathos.

Philippe :- A aucun moment je n’ai filmé sans qu’elles ne le sachent. Le dispositif était transparent. Je crois qu’elles n’ont jamais oublié la caméra. Dès lors, la part de jeu existe toujours, quelqu’un se raconte, il se met en scène, choisit quoi dire, et surtout ne pas dire. Par ailleurs, entre les tournages, elles ont visionné des séquences montées qui leur ont permis de situer notre point de vue et l’effet de leur image à l’écran. Une fois entendu que le film n’alimenterait aucun voyeurisme, il est devenu un miroir valorisant. Marta et Karina étaient à un moment de leur vie où elles avaient envie de faire comprendre leur choix et d’ébranler l’image sociale de la prostituée. Elles ont perçu le temps que nous prenions à les accompagner et à les écouter comme une forme de reconnaissance dont la société les a privées.

Pascale : - Le doute a ressurgi quand Marta a commencé à se projeter comme avocate. Dans la séquence avec la psychologue, elle expose son angoisse de se retrouver disqualifiée si un ancien client la reconnaissait dans son cabinet. Conscients que le film la mettrait encore plus à nue, nous avons alors pensé arrêter le tournage. Marta a pris le temps de réfléchir et elle a décidé de continuer. A sa demande, nous nous sommes engagés à ne pas diffuser le film en Bolivie mais nous avons été clairs sur le fait que la circulation des images pouvait échapper à notre contrôle. Aujourd’hui qu’elle a vu le film, Marta l’assume. Même si elle préfère ne pas provoquer le hasard, elle accepte que le film puisse déclencher une nouvelle étape de sa vie où son passé de prostituée ne serait pas exclu de son présent d’avocate. Peut-être même le provoquera-t-elle un jour…

Philippe : - En rendant visible ce qu’elle cachait tout d’abord, les tournages ont fait plus qu’accompagner la transformation de Marta. Parce que les tournages actualisaient de manière valorisante le lien entre son passé et son présent, je crois qu’ils ont participé de son cheminement intérieur. On peut dire la même chose de Karina qui dès le départ a assumé que ce film puisse être vu y compris à Sucre. Dans ce processus si particulier, je me suis sans cesse posé la nécessité de trouver la juste distance par rapport à elles deux.

- En revanche, on entend les clients, mais on ne les voit pas…

Philippe : La question de filmer une passe s’est posée. Karina nous a proposé de l’organiser avec l’accord d’un client. Nous avons refusé. L’imaginaire est beaucoup plus fort et représentatif que la crudité d’une passe dévoilée. Nous nous sommes limité à enregistrer certaines rencontres avec la complicité de Marta et Karina.

- Comment voyez-vous la place de ce film dans le débat actuel sur la prostitution ?

Philippe :- Je n’ai pas cherché à délivrer un message sur la prostitution, mais de susciter la rencontre avec deux femmes qui, entre autres, se prostituent ; à donner accès à ce qu’on ne voit et n’entend que rarement. Au final, le film laisse plus d’interrogations qu’il n’apporte pas de réponses. Face à l’assurance de Marta et Karina et l’apparente maîtrise de leur vie, nous avons parfois eu l’impression d’être les témoins d’une prostitution sans histoire, bien vécue, presque un travail comme n’importe quel autre. Et puis, tout bascule avec les agressions de Karina et les doutes de Marta sur ses possibilités d’exercer comme avocate. Ces failles, le surgissement de la violence, rappellent la part d’ombre de la prostitution. Marta et Karina apparaissent parfois victorieuses, parfois défaites. Cette ambivalence est le point de vue que je souhaite partager tout en laissant au spectateur l’espace de sa propre interprétation.

Pascale : - Ce film défend d’abord la nécessité d’écouter ce que les personnes qui se prostituent ont à dire de leur expérience. En Bolivie, comme en France, le débat fait rage. Faut-il protéger les prostituées en leur donnant des droits supplémentaires, ceux du travail ? Ou, au contraire, protéger la société d’une servitude qui met en péril la vie et la dignité des prostituées et soumet potentiellement toutes les femmes aux diktats de la domination masculine ? Comment s’y retrouver lorsque les positions qui s’affrontent restent souvent théoriques, entachées de considérations morales, de chiffres sortis on ne sait d’où et de généralisations à l’emporte-pièce ? Face à l’embourbement idéologique, c’est en les écoutant et en les regardant vivre que l’on peut comprendre comment ce qui apparaît à première vue comme une violence insupportable peut être vécu, par certaines femmes et dans certaines conditions, comme moins pire que ce qu’elles vivraient hors de la prostitution. L’agression de Karina par son conjoint montre bien que la violence ne touche pas que les prostituées. En écoutant les plaintes, les problèmes économiques et les frustrations des clientes du cabinet de Marta, on ne peut s’empêcher de penser à ce que serait probablement la vie de Marta et Karina et de leurs projets d’ascension social si elles dépendaient d’un mari ou d’un maigre salaire salaire d’employé domestique.

Au final, ce que Marta et Karina revendiquent dans le film, c’est la possibilité de s’expliquer. Evacuer la parole des femmes qui ne se disent pas victimes au motif qu’elles seraient aliénées, comme cela arrive souvent, équivaut à leur infliger une violence supplémentaire. Marta et Karina ne sont ni des victimes, ni des égéries du droit des femmes à disposer de leur corps. Elles nous offrent un point de vue incarné qui permet de sortir du fantasme et d’aborder la prostitution comme une expérience vécue avant d’être un débat de société.