Qu’est-ce qui est à l’origine de votre film ?
Il y a 22 ans la guerre éclatait en Bosnie-Herzégovine. La première guerre au cœur de l’Europe après la seconde guerre mondiale. Je voulais partir là-bas d’autant que le premier convoi humanitaire entré dans Sarajevo assiégé est parti de Strasbourg. J’obtenais des informations grâce à mon amie Marie Frering qui travaillait à Sarajevo et qui me décourageait d’y aller. Je voyais des images au journal télévisé et des films documentaires qui nous parvenaient quasi en direct du conflit. Je me suis demandé ce que moi je pouvais faire de plus que tous ces cinéastes (Ophuls, Chris marker, Johan van der Keuken, Radovan Tadic…). J’étais touché dans ma condition d’européen mais j’avais très peur de me faire snipper. Je ne suis jamais parti.
Cette histoire, notre histoire, n’a cessé de me rappeler la fragilité de notre condition humaine et de nos démocraties. Ce qui s’est passé là- bas pourrait un jour se produire chez nous.
Finalement j’ai attendu 11 ans avant d’aller à Sarajevo en 2003 avec Marie pour faire des portraits. Les visages que j’ai photographiés étaient empreints de quelque chose d’insondable et de lumineux, presque iconique, c’est alors que l’envie d’un film s’est imposée.
Que représente Sarajevo pour vous ?
Sarajevo est pour moi un lieu de tolérance. Un temps appelé la Jérusalem Européenne, les quatre religions y ont longtemps cohabité sans difficulté. C’est quelque chose que j’ai ressenti lorsque j’y suis allé pour la première fois et qui m’a donné envie d’y tourner un film. Les veilles mosquées, les pierres, les arbres, la situation géographique, me faisait penser à une époque lointaine et très peu à la guerre comme si une mémoire plus profonde imprégnait les paysages et les lieux. Quelque chose qui dépasse les hommes et qui est dans l’air de Sarajevo.
Comment avez-vous choisi les personnages de votre film ?
Le personnage principal Stanko, je l’ai rencontré en 2005. Il parlait un peu français, ce qui a facilité nos échanges. La façon dont la guerre s’inscrivait en lui, son mélange de gravité et de douceur m’ont touchés. On a le même âge mais lui, du fait de la guerre, a perdu six ans de sa vie. Il est un peu comme mon double, amputé de la guerre. Cette proximité m’a donné envie de tourner avec lui.
Pour les autres personnages, le film est un écho de mon itinéraire. Plus je me familiarisais avec la ville plus je m’autorisais à provoquer des rencontres. Je voulais un film avec beaucoup de personnages, une circulation, pour rendre hommage à ceux qui sont restés pendant la guerre, mais aussi parler de ceux qui sont revenus, de ceux qui sont entre deux qui ne savent pas si ils vont rester ou partir. Un film avec différentes générations qui se situent toujours par rapport à un avant et un après.
Comment leur avez-vous présenté le projet ?
Je disais que je voulais faire un film sur Sarajevo aujourd’hui et curieusement les gens me parlaient du passé, comme si le temps s’était arrêté.
Ce que j’ai aimé c’est la facilité des rencontres. Même si filmer à Sarajevo n’est pas un geste anodin car toutes les personnes n’ont pas un bon souvenir des caméras pendant la guerre. J’étais parfois assimilé aux reporters et je devais bien expliquer mes intentions.
Les gens parlent facilement de la guerre et donnent leur sentiment sur cette période. Ils ont besoin d’en parler, pour faire un travail de mémoire et de deuil. J’ai cherché l’émotion dans la parole et non pas la plainte ou le pathos.
J’ai essayé de faire corps avec la caméra et de filmer ce qui se passait, la tension, l’émotion, la confrontation. Je me suis aussi laissé guider par les gens qui m’emmenaient sur des lieux ou chez eux. Le film essaie de retraduire cette pérégrination.
D’où vient le choix des lieux et des paysages ?
Il me semblait important de donner à voir une image actuelle de Sarajevo, de révéler la nouvelle géographie mentale de cette ville.
Dans la mémoire collective, Sarajevo est une ville avec des ruines, des gens qui courent sur Sniper alley.
L’architecture, les paysages, mais aussi les ambiances, les lumières devaient avoir une place aussi importante que les personnages.
C’est pourquoi le film s’ouvre sur des plans depuis la colline – là où l’ennemi encerclait la ville- pour mieux quitter ce point de vue et plonger au cœur de Sarajevo avec ses habitants.
Comment avez vous construit votre film ?
J’ai construit mon film autour de trois temps. Au début nous sommes dans l’évocation du passé, de la guerre, et progressivement nous glissons dans le présent avec Stanko qui est le personnage récurent et qui imprime aussi au film sa temporalité. Stanko construit une maison, une famille. Il s’interroge sur le futur en même temps qu’il reste hanté par le passé. Il le dit, pendant la guerre, il ne pouvait plus imaginer une vie sans guerre. C’est tout l’enjeu de ceux qui sont restés à Sarajevo pendant le siège et qui y vivent aujourd’hui. Stanko peine à donner une légitimité à son présent (avoir une belle et grande maison dans une ville en paix). Cette maison est la métaphore de la ville en construction.