1973

Septembre chilien

Un film de Bruno Muel, Théo Robichet et Valérie Mayoux
Production : Bruno Muel Production
Langue : Espagnol
Image : Couleur
Son : Mono
Format : 16 mm, Vimeo, Fichier numérique, Bluray, DCP
Versions disponibles : VFR, VESP

Prix Jean Vigo 1973

Colombe d’argent
Festival de Leipzig 1973

Compte-rendu à chaud des journées qui ont suivi le coup d’état du général Pinochet. A Santiago la peur se lit sur les visages. Des militants de l’Unité Populaire osent cependant parler, ébauchent des explications, font part au monde de leur détermination. Les obsèques de Pablo Neruda donnent lieu à la première manifestation contre le régime.

A propos du film Septembre chilien. Un cinéma de rencontres improbables :
Notes sur la cinématographie de Bruno Muel, suivi d’une réflexion du cinéaste lui-même

La première version de ce texte est parue en Espagne dans la revue www.youkali.net en janvier 2009.youkali.net/6c.-YOUKALI-MorenoPestna-BrunoMuel.pdf] en janvier 2009

Quarante ans ont passés depuis que nous sommes partis filmer au Chili les témoignages de victimes du coup d’état qui venait de se produire. Depuis le temps j’ai souvent accompagné des projections de Septembre chilien et animé des débats. Je crois que je le connais par cœur et je suis habitué aux réactions qu’il suscite. Alors que ce documentaire de 40 minutes semble avoir gardé intact son pouvoir d’émotion pour tout un public, pas seulement chilien, de gauche ou même simplement progressiste, l’occasion se présente de poser quelques questions sur la nature et le rôle d’un simple reportage. En 2009 j’ai offert à un ami espagnol, universitaire à Cadix, de passage à Paris, un DVD de la version espagnole du film qu’il m’a ensuite invité à aller présenter là-bas et il m’a demandé si j’avais un texte de présentation. A part quelques lignes écrites ici ou là, je me suis alors rendu compte que n’avais pas ce texte, que je ne l’avais jamais écrit.

La qualité de la prise de sons de Théo Robichet et de mes images ne suffit pas à expliquer la vie prolongée de cette courte page d’Histoire écrite dans l’urgence. Techniciens expérimentés, nous avions l’habitude de travailler ensemble et formions une équipe soudée mais je suis persuadé que le pouvoir de ce film tient en fait à l’état d’esprit qui était le nôtre dans notre relation avec ceux que nous filmions. Et cet état d’esprit était le fruit du travail au long cours dans lequel nous étions engagés, plus près de chez nous, à Besançon et à Sochaux. Je parle des groupes Medvedkine, cette expérience aventureuse, lancée par Chris Marker en 1967, consistant à mêler des cinéastes techniciens à des ouvriers, jeunes pour la plupart, pour en tirer des films parlant de leurs luttes, de leurs conditions de travail et de vie, de leurs rêves et de leurs espoirs.

En septembre 1973, forts des films « Medvedkine » précédents, nous venions d’obtenir une avance sur recette du Centre National de la Cinématographie, une somme considérable pour nous qui avions jusqu’alors tiré le diable par la queue, pour faire un film plus ambitieux. Ce film se fera, au retour du Chili. Ce sera Avec le sang des autres, un film sombre, que je serai amené à terminer avec un sentiment d’isolement tant il marquait la fin de l’expérience « Medvedkine ». La fin, non pas l’échec. La fin, faute de combattants, à cause de la fatigue, de l’usure, des répressions, qui frappaient nos camarades restés à travailler sur les chaînes. Ceux de Sochaux étaient de la génération de mai 68, très politisés, certains au parti communiste, à peu près tous cégétistes, et ce qui s’était abattu sur les militants chiliens de l’Unité Populaire s’était d’une certaine façon aussi abattu sur eux. Ils avaient vu et commenté pendant nos quelques années de travail commun plusieurs films sur le Chili et ce qui se passait là-bas leur était apparu comme une voie possible pour le changement.

Le 11 septembre donc, en fait le 12 au matin, j’ai entendu la nouvelle du coup d’Etat à la radio. J’ai aussitôt appelé Théo qui a été d’accord pour que nous partions au Chili en utilisant l’argent du CNC. J’ai appelé ensuite notre ami Pol Cèbe, le pilier de notre travail à Sochaux, pour lui dire que nous ferions l’autre film plus tard. Avec le recul je suis étonné que nous ayons fait cela sans plus de discussions ni de commentaires. C’était de l’ordre de l’évidence. J’ai dit à Pol : « J’envoie une lettre pour les copains de l’usine », une lettre qui disait en substance : « Si c’était ici que ça se passait vous ne comprendriez pas qu’on n’arrive pas avec du matériel et de la pellicule. Alors voilà, c’est pareil ! »

Pour arriver à Santiago c’est un peu plus long mais nous avons fait vite. Nous avons même dû attendre à Buenos-Aires le premier avion car l’aéroport de Santiago était fermé. Cet avion, notre premier contact avec le Chili, avait été pris d’assaut par des exilés qui revenaient après avoir fui l’Unité Populaire. En survolant les cimes enneigées de la cordillère qui marquent la frontière ils se mirent à hurler et chanter à la gloire de leur pays « libéré » en débouchant des bouteilles de champagne. Heureusement pour nous les militaires avaient improvisé un service de presse pas encore très performant. En effet nous avions des lettres d’accréditation d’une télévision de langue anglaise (nous parlions anglais aussi mal l’un que l’autre) que nous avions écrites nous-mêmes. Nous n’avions pas eu le temps de procéder autrement et d’ailleurs aucune chaîne ne nous aurait d’emblée fait confiance. Nous avions aussi une poignée d’autocollants dont nous avons bardé caméra et magnétophone.

Nos contacts se limitaient à une poignée de numéros de téléphone que nous avaient confiés Chris Marker, Régis Debray et quelques autres. Nous avions aussi le numéro de Pierre Kalfon qui était correspondant du « Monde » à Santiago. Celui-ci nous a bien aidés, en nous faisant d’abord pénétrer dans les jardins de l’ambassade de Suède où beaucoup d’Européens mais aussi de Chiliens avaient trouvé refuge. C’est là que nous avons recueilli le témoignage de cet économiste suédois que son ambassade avait pu faire sortir du stade national. Ce qu’il nous dit à un moment allait dans le sens de ce que j’avais voulu faire passer dans ma lettre aux amis de Sochaux : « …la torture, comme tout acte dans un régime de classe, a un caractère de classe. Ce sont évidemment les pauvres, les ouvriers, ceux qu’ici on appelle les pobladores, c’est-à-dire les habitants des bidonvilles, qui sont le plus sauvagement torturés, le plus sauvagement battus… ».

Quelques jours plus tard l’armée a organisé une étrange visite guidée pour une poignée de journalistes parmi lesquels nous nous sommes glissés. On sait maintenant qu’il y avait plusieurs milliers de prisonniers, qu’on y a torturé, qu’on y a fusillé, mais il n’y avait en face de nous dans les gradins que deux ou trois cents hommes, les plus inoffensifs, les plus présentables, qui nous réclamaient des cigarettes que nous leurs avons jetées tristement avant d’entendre les explications filandreuses du colonel Espinoza qui ne nous ont guère rassurés. Nous y sommes retourné le lendemain où nous avons pu capter devant les grilles, malgré l’interdiction des policiers, les expressions d’angoisse, de terreur, de celles et ceux qui venaient aux nouvelles.

Au début il était facile de filmer dans les rues de Santiago. Toutes les routes vers le reste du pays étaient barrées mais nous avons pu nous rendre dans un de ces bidonvilles de la proche banlieue. Et puis, les uns après les autres, on nous a accompagnés à des rendez-vous secrets rencontrer des militants qui voulaient parler à tout prix, qui prenaient le risque de parler à visage découvert, comme cette jeune femme brésilienne qui commence par ces mots : « Je veux dire au monde entier… ». Nous avions retrouvé ces deux femmes, qui avaient été violées par les militaires venus arrêter leur mari, dans un immeuble de bureaux déserté où nous avait emmenés un jeune avocat. Avec pour seule lumière l’angle d’une fenêtre, je m’étais assis par terre et en regardant son beau visage avec l’œil de ma caméra et en écoutant ce qu’elle et sa compagne nous disaient il me semblait m’enfoncer dans le sol sous le poids de leurs paroles. Théo et moi, nous étions en effet pris dans une telle empathie avec celles et ceux que nous filmions que le soir venu, dans notre hôtel où le rigoureux couvre-feu nous maintenait, nous ne parlions pas de ce que nous avions vu et entendu dans la journée, nous ne pouvions pas en parler. C’était dans nos têtes aussi le black-out.

Au bout d’une dizaine de jours il est devenu de plus en plus difficile de filmer dans les rues. De plus en plus souvent les militaires nous arrêtaient, nous demandaient nos papiers, regardaient avec méfiance notre ridicule carte de presse. Un matin, après l’entretien filmé dans la minuscule cour d’une petite maison avec les deux étudiants de l’Université Technique de Santiago, j’ai dit à Théo : « Je crois que nous avons mis notre film en boîte. Il est temps de partir ».

La veille nous avions filmé l’enterrement de Pablo Neruda. Nous ne savions pas que nous allions assister à la première manifestation publique d’opposition aux militaires putschistes. Une demi-heure avant l’heure prévue, nous attendions devant le cimetière, quand quatre ou cinq camions bourrés d’hommes en armes sont passés au milieu des gens qui commençaient à s’approcher, puis ils sont repartis et la foule a grossi et, bien sûr, tout le monde s’est demandé si les militaires n’allaient pas revenir et tirer dans le tas. La présence de nombreuses caméras et de diplomates étrangers a sans doute empêché cela. Et au-dessus de cette masse humaine, au-dessus de cette manifestation politique incroyable qui avait chanté l’Internationale, entre les tombes ont jailli des lambeaux de poèmes de Pablo Neruda, déclamés à tue-tête.

Pour notre dernière soirée au Chili, ceux qui nous avaient guidés, accompagnés, avec les risques que cela présentait, ont voulu nous organiser une petite fête. Mais évidemment il y avait le problème du couvre-feu. Ils décidèrent alors qu’au lieu d’une soirée ce serait une nuit entière. Chacun apportant à boire et manger nous nous sommes retrouvés à nouveau dans un quartier désert, dans un immeuble désert dont tous les bureaux étaient fermés. Quelqu’un avait apporté un tourne-disque et nous avons écouté la musique de Victor Jara et tout ce nouveau folklore, cette renaissance culturelle qui avait accompagné l’Unité Populaire et que les militaires se préparaient à interdire. La gardienne de l’immeuble nous a rejoints en apportant ses propres disques et ils ont chanté des chants révolutionnaires. Et puis, un peu avant la fin du couvre-feu, un tremblement de terre fit tinter les verres et les bouteilles, il y eut un peu de vaisselle cassée, des portes battirent et notre équilibre devint très instable. Ce n’était pas une grosse secousse et les Chiliens sont habitués. N’empêche que nous sommes sortis en une file indienne un peu zigzagante et avons ouvert la lourde porte vitrée donnant sur la rue. Un spectacle étrange nous attendait. Les rares habitants du quartier avaient fait comme nous, en pyjamas, en chemises de nuit, une robe de chambre ou un manteau enfilés par-dessus, et les soldats en armes qui étaient censés tirer sur tout ce qui bouge ne savaient plus quoi faire, eux-mêmes tournant en rond dans la lumière blafarde de l’aube naissante.

A l’aéroport de Santiago, nous avons passé la douane, enregistré les caisses de matériel, les cartons de pellicules image et de bandes-son de nos derniers tournages (nous avions pu confier à des pilotes d’Air-France nos premières bobines) et nous attendions dans la salle d’embarquement lorsque mon nom fut appelé par haut-parleur. J’y allai pas très rassuré et le fus encore moins en voyant nos caisses et nos cartons entassés sur un comptoir derrière lequel étaient assis trois officiers de l’armée chilienne. Sans chercher à voir ma carte de presse ou mes accréditations, le plus gradé me demanda gravement ce que nous avions vu au Chili. Je bredouillai que nous avions trouvé Santiago très calme et ce fut tout. Ils tracèrent des croix à la craie sur nos affaires en signe de laisser-passer et me saluèrent poliment. Les rouages de l’armée putschiste avaient encore des lacunes.

A Paris nous étions attendus et le mouvement de solidarité s’organisait. Nombreux sont ceux qui ont permis que le film soit vite prêt, la monteuse et coréalisatrice, Valérie Mayoux, s’est mise tout de suite au travail. Chris Marker, qui attendait notre retour, avait organisé une rencontre avec Isabel, la fille de Salvador Allende, arrivée en exil à Paris. Nous avons pu recueillir son témoignage qui complète ce que nous venions de filmer au Chili. C’est encore Chris qui trouva et dirigea l’enregistrement des voix de la version française, à commencer par celle de son amie Simone Signoret. Au moment où je reprends ce texte, après la mort de Chris Marker en juillet 2012, je tiens à lui rendre hommage et à souligner combien il a aidé ce film, comme il l’a fait pour tant de films hors normes, militants ou non, à cette époque et pendant des années.

Le montage terminé, j’ai été à Sochaux avec la bobine sous le bras pour une avant-première organisée par le dernier carré des ouvriers du groupe Medvedkine. Ils avaient loué de leur poche le théâtre de Montbéliard et nous avons fait salle comble. Le film jouait son rôle, une quinzaine de copies 16 mm circulaient à travers la France diffusées par Scopcolor, association fondée par Roger Louis et Marcel Trillat, anciens grands reporters à l’ORTF et licenciés de la charrette d’après mai 68. C’était un film militant par l’usage qui en était fait et en même temps il recevait une certaine consécration : La colombe d’argent au festival de Leipzig 1973, le prix Jean Vigo du court métrage 1974. Et pourtant une curieuse polémique vit le jour autour du travail que nous avions fait à chaud, je pourrais dire en toute innocence. Les « gauchistes » trouvaient que nous ne critiquions pas suffisamment les erreurs du gouvernement Allende. D’un autre côté le film ne plaisait pas aux dirigeants du parti communiste français. Ils le trouvaient « trotskyste » parce que ceux que nous avions filmés parlaient de lutte armée. Comme si on pouvait s’étonner de ce que la première réaction des victimes du fascisme soit un appel aux armes ! Une projection à Besançon fut même accueillie très fraîchement. Nos amis militants n’y comprenaient plus rien. Pol Cèbe, communiste et combattant de longue date de la bataille syndicale et culturelle aux usines Rhodiacéta à Besançon puis Peugeot à Sochaux, écrivit une longue lettre au comité central de son parti. Il m’en a envoyé une copie dont je me permets de citer quelques extraits (elle est en fait signée de Pol et de sa femme Jeanine que nous appelions tous Zouzou) :

« Ce mardi 22 janvier 74

Camarades…

Ici nous possédons une copie de « Septembre chilien ». Elle nous est demandée chaque jour et souvent plusieurs fois chaque jour. Nous venons de nous livrer à un petit calcul : depuis le 15 décembre nous avons projeté le film 26 fois plus une et animé 18 débats. En tout, à un poil près, 2500 spectateurs dans les départements de Franche-Comté. 21 fois à l’initiative de militants communistes (soirées solidarité-Chili, à caractère ou culturel ou politique, remises de cartes, congrès syndical, etc…) et nous pouvons écrire sans aucun risque d’erreur que plus de la moitié de nos 2500 spectateurs sont membres du parti communiste.

Jamais, à aucune des 26 projections, à aucun moment des débats, personne n’a contesté ni la valeur du film, ni l’honnêteté des cinéastes et encore moins « dénoncé » les « dangers » d’un film-témoignage lucide, douloureux parfois, mais à tout prendre optimiste et même mobilisateur. S’il nous fallait résumer en une phrase toute la richesse des discussions autour du film, nous dirions : appel à la lutte pour renforcer l’unité et vigilance redoublée pour isoler en France les forces fascistes en puissance.

Mais si nous écrivons cette lettre c’est pour parler de la 27e projection, la seule qui n’a pas ressemblé aux autres et nous ne comprenons pas et nous sommes communistes et nous n’aimons pas ne pas comprendre. »

Besançon, 15 janvier 74.

Les camarades de Besançon nous avaient demandé le film pour démarrer une soirée Chili avec la présence du conférencier Fournial, membre ou collaborateur du C.C.(comité central). Copie sous le bras, nous pénétrons dans une salle triste et peu accueillante. Etonnés et questionnant, nous n’obtenons que des « explications » vagues et réticentes des camarades, du genre « Il paraît que c’est un très mauvais film, dangereux, anti-Unité Populaire… Fournial dit que… » et, d’un vieux camarade ordinairement lucide et à qui les militants du Parti formés à Besançon (nous en sommes) doivent beaucoup, cette étrange apostrophe : « Les cinq dernières minutes de ce film sont très mauvaises, dangereuses… » et à notre question : « As-tu vu ce film ? » « Non », répond-il « Mais Fournial m’a dit… ET JE SUIS ENTIEREMENT D’ACCORD AVEC LUI, CE FILM EST TRES MAUVAIS ». Argument insupportable bien sûr, et nous le disons. Fournial a le droit de ne pas aimer « Septembre chilien » (nous connaissons d’excellents militants du parti qui n’aiment pas le « Potemkine » et d’autres qui défendent « Mourir à Madrid ») mais Fournial ne se contente pas d’essayer d’influencer les camarades avant, voici ce qui s’est passé après :

… Après une longue explication de ce qu’est l’armée chilienne et du pourquoi de son attitude, Fournial déclare : « Je n’affirme pas que mon explication est bonne ou qu’elle soit la meilleure, je dis simplement que c’est la mienne et que jusqu’ici personne ne m’en a donné de meilleure et si quelqu’un m’en donnait, ce n’est pas nous, ce sont nos camarades chiliens ». Et, tout à coup, haussant le ton et se mettant en colère tout seul : « Je ne suis pas de ceux, comme certains qui donnent des leçons aux révolutionnaires chiliens, je ne suis pas de ceux qui leur disent : la voie pacifique c’est fini, il faut prendre les armes, il faut les prendre dans tout le continent parce que dans tout le continent il y a des militaires. C’est une confusion stupide. Même à des œuvres qui valaient la peine d’être montrées pour leur première partie, pour leur première demi-heure… suivez mon regard, je crois qu’il y a des choses qui ne sont pas permises. Que l’on montre des documents véritables, objectifs, émouvants, comme l’enterrement de Neruda et qu’ensuite on en tire abusivement et avec irresponsabilité des conclusions stupides, cela ne devrait pas être permis même au meilleur des cinéastes. Je n’irai pas plus loin sur ce point ». Et, redevenant conférencier, Fournial poursuit son exposé…

…Voilà.

Alors, où la forfaiture ?

Qui tire abusivement des conclusions stupides ?

En tout cas, ni Bruno Muel qui a réalisé le film, ni nous qui le projetons, ni les spectateurs devant qui nous l’avons projeté.

Le silence impressionnant qui suit chaque projection et le sérieux avec lequel sont débattus ensuite des problèmes aussi brûlants que la voie pacifique du passage au socialisme, la vigilence redoublée qu’impose la leçon chilienne, les différences aussi…

… Quelle serait donc cette gauche française et surtout quel serait ce parti communiste qui refuserait de regarder le Chili en face et ne verrait que stupidité dans les témoignages de militants chiliens et que « conclusions irresponsables » dans le film de Muel ?...

… Quand à nous qui voulons aussi tenter de faire bien notre boulot d’animateurs culturels (faiseurs de films à l’occasion) nous ne manquons pas de faire remarquer aux camarades que le cinéma ça existe et qu’un film n’est ni un meeting ni une conférence et que si, tout à coup apparaît sur l’écran ce visage de jeune brésilienne, beau comme un Modigliani, et que si ces plans de foule sont beaucoup plus que des plans de foule : une étude du visage humain, des sentiments humains, c’est que la caméra de Muel ne se contente pas de passer ni d’être là, mais qu’elle vit au rythme du peuple chilien trahi, mutilé et cependant beau et fier, du peuple chilien qui a tant de choses à nous dire, à nous crier, à nous apprendre, pauvre d’une défaite provisoire, mais riche d’une expérience unique…

… Nous espérons une réponse.

Fraternellement

J. et P. Cèbe
Centre de Clermoulin

Deux doubles : l’un pour le secrétaire de section de Besançon l’autre pour Bruno Muel

Sa lettre ne reçut jamais de réponse. La polémique continua, avec de nouveaux rebondissements, quand le film sortit en salle (une unique salle à Paris où il resta quatre ou cinq mois). Il y eut beaucoup de bonnes critiques dont deux qu’il n’est pas sans intérêt de comparer.

Voici un extrait de celle de François Maurin dans L’Humanité du 3 avril 1974 :

…Tel est le film de Bruno Muel : un document brut filmé sur le vif, presque dans le feu de l’action, au moment où la stupeur provoquée par les évènements n’est pas encore éteinte, où les premières interrogations de ceux qui ont vécu le drame surgissent de façon émotionnelle sous le coup du désarroi et de la colère, comme en témoigne cette interview finale d’une jeune fille affirmant, avec un sentiment profond de déception, que la voie pacifique vers le socialisme est définitivement exclue en Amérique latine. Il est évident que nous touchons là, à la fois, au caractère particulier de la démarche suivie par Bruno Muel rendant compte « à chaud » de la situation créée au Chili par le putsch fasciste (ce en quoi « Septembre chilien » mérite pleinement la médaille d’argent qui lui a été décernée en novembre 1973 au festival de Leipzig), et aux limites de cette démarche, privée – et pour cause - du recul nécessaire à une analyse sérieuse, approfondie, du passé récent et du présent, aussi bien que d’une réflexion non moins précise concernant l’avenir de la lutte, ses formes dans la situation nouvelle créée par le fascisme. C’est là précisément que s’affirme le décalage entre le document brut et son éclairage actuel. Car cette réflexion existe aujourd’hui. Elle a d’abord été le fait du Parti Communiste du Chili…

Et voici un extrait de celle de Philippe Billon et Monique Hennebelle dans Libération du 7 mai 1974 :

… Bruno Muel et Théo Robichet ont pu filmer aussi les funérailles de Pablo Neruda qui constituent sans doute la séquence la plus émouvante du film. Combien tragique y sonne le slogan « Vive le parti communiste » qui fuse une fois des rangs des courageux manifestants… C’est d’ailleurs là que le bât blesse dans ce film par ailleurs exceptionnel : les auteurs (qui appartiennent au parti « communiste » français) n’ont pas fondé leur reportage sur une critique de l’illusion réformiste qui, secrétée par la gangrène révisionniste, a mené à sa perte L’Unité Populaire. Ce n’est qu’à la fin de leur film qu’ils donnent la parole à une militante qui convient que la voie pacifique a fait faillite et qu’il faudra en venir à une autre méthode d’action. Quand ils nous montrent –et comme cela fait mal- les couches populaires totalement désarmées face à la répression fasciste, les auteurs ne suggèrent jamais les responsabilités dans cette tragédie… Nous n’avions pas eu l’intention d’en dire plus que ce que nous avions vu et entendu. Quand nous avions filmé les femmes folles d’inquiétude devant les grilles du stade national, elles savaient que leur mari, leur frère ou leur fils était à l’intérieur et ne pouvaient que partager les rumeurs. Devant la violence et la soudaineté du coup d’Etat, comme devant tout cataclysme, les rumeurs naissent, avec leur charge d’horreur et leur part de vérité. Je pense que la polémique autour de notre film est à la mesure des espoirs que l’expérience de l’Unité Populaire chilienne avait fait naître dans toute l’Amérique latine, alors largement soumise aux dictatures, mais aussi chez les progressistes du monde entier.

En tout cas je remercie mon ami espagnol qui m’a donné l’occasion de raviver les souvenirs de cette époque.

Bruno Muel, septembre 2008 et janvier 2013